« Une nuit sans la nuit, sans la nuit celle qui fait que dormir est possible. Immobile dans l’attente, d’une réponse à l’insolvable. Immobile yeux dans le noir, bouche dans le noir, bouche qu’est noire de l’intérieur. Immobile d’une insomnie, lente veille que je ne traverse pas, que je vois s’étaler s’engrosser sans un moindre mouvement. Immobile, impuissant. Ce que je pense si peu n’est qu’une répétition de ce que je ne pensais pas. Pas immobile, inerte. »
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« Je n’écris qu’aux heures de joie. Ou d’espoir ? Là, je n’écris pas. »
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« Ceci est un écrit nihiliste. Sommes-nous encore capables d’entendre ce mot sans se méprendre ? Pas moi. Mais j’use du terme parce qu’il permet de dire des choses. Mobile mineur : je n’en possède pas d’autre. Il n’est pas bon que ce qui s’écrit ici soit écrit. Il n’est pas meilleur que ce qui se lit ici soit lu. Le nihilisme est un confort de décadent, c’est le dernier réconfort de la déréliction. Comprenons bien, ce qui est écrit ici n’est ni bon, ni beau, ni même jouissif dans sa laideur. Le style, cette chose, y est benêt, franchement nauséabond, et là encore peut-être aussi liquide que le néant. Il n’est pas le produit d’un effort. Parmi tout, cette proposition a encore du sens. Si la phrase qui se glisse ici a une source, ce ne peut être que l’incapacité du moindre effort. Ce dont elle vient, ce qu’elle parcourt et l’endroit où elle se disloquera sans doute : rien de tout cela n’est enviable. Car rien de tout cela ne peut être la conséquence d’une envie, ni d’aucun des synonymes plus ou moins rigoureux d’un tel terme. Réactifs par origine, ces mots n’ont rien à apporter, ni à véhiculer, leur venue n’est pas offerte, offerte comme on pourrait le dire d’un cadeau. Ils ne charrient que le rien. Ils sont du témoignage, l’envers de toute littérature. Ils ne relèvent de rien de mieux qu’une individualité. Autant dire qu’ils ne sont qu’à peine ce que l’on nomme des mots. Égocentriques à souhait. Leur ton, la voix qui les extrait, est monocorde — elle ne variera plus : ce qui a été lu sera relu encore et encore, vous n’apprendrez rien de nouveau des pages qui vont suivre, elles sont de la même veine que celles qui les enfantent, les mots ne vont changer qu’en apparence, par commodité. Pas une surprise. Cette parole est déjà morte. Tout ce qui pourra être dit, vous l’avez déjà compris. Il n’y a aucune répétition, de la même manière qu’il n’y a aucune variation autour d’un thème commun. Ce qui demeure : la tenue d’une note, l’attente prolongée de sa résolution.
Cela a valeur d’avertissement. »
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« Ne pas même vomir cela. Ne pas le pouvoir, puisque rien ne s’extirpe. Faire des petits ronds dans la bile, pas tout à fait liquide, tourbillonner tout ça avec une touillette en plastique blanc, qu’on aurait mordillée par l’usage, voir la marre s’agiter en elle-même, un peu d’écume baveuse à la surface du dégueulasse, amas de goûtes quasi-gélatineux, brun mais d’un brun pas unifié, et ça tourne et ça tourne et rien ne mord. »
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« Longtemps, ma vie fut presque joie. Vie vivable par ce qu’elle revêtait de continuation. C’est exactement d’elle qu’il ne subsiste que bribes et idées noires. Lambeaux. Longtemps, j’entassais du bonheur à ne savoir qu’en faire, à me moquer des malheureux, à leur jouer des mauvais tours de diable. À en rire. Tempêtant leur renfoncement maussade, je criais qu’il fallait. N’osais pas encore le crayonner. Aussi longtemps que cela, la peur n’exista pas. J’étais bourgeois de mon insouciance. Peut-être est-ce ce que l’on nomme enfance. Je n’aurais donc plus de droit que de me prétendre accompli. A quoi bon ce mensonge-là aussi. Supplémentaire. »
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« L’incompréhension ? Quelle incompréhension ? Il faut déjà entendre pour mésentendre. Être incompris, c’est une prétention qu’on formule en cachette. »
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« L’omniprésence du terme « évidence », contre-modèle de mon actuel et de mon futur. La constance oppressive de ce qui m’oppose. Me justifie. Et se dénonce par là funeste. Acquis à l’arbitraire — il faut bien affirmer. Trancher. Ordonner. Fixer. Perdurer en saisissant le fugace. Le diffamer. Bâtir de l’évident, se laisser réduire au solide, l’indubitable. Bien tenté. Mais cela même, révélé, n’existe plus. Tout autour, l’incertain qui s’étale, c’est-à-dire se fait incommunicable, et ne trouve meilleur moyen de se faire entendre qu’une trop manifestement ironique « évidence ». Alors, cesser de l’éviter, simplement l’éradiquer en la couchant ci-bas. »
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« Je n’ai peut-être rien d’autre qu’une grosse flemme de vivre. »
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« En excavant tout cela, cette lueur au dépôt d’oubliette, tout ce cela, vais-je m’encastrer plus sûrement dans l’impossibilité, comprise précisément comme et seulement comme impossibilité, ou m’en extraire en la démontrant aussi vaine que le reste ? Ce n’est jamais la seule alternative. Et je n’envie même pas celle-là. Elle bénéficie tout au plus de l’arbitraire du premier occupant. Peut-être nous en déferons-nous. Ou bien subirons-nous l’effet d’aimantation qu’elle ne veut pas s’empêcher de produire. »
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« Rien n’a vraiment changé et tout est dépeuplé. »
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« Rien. Pas le début d’un rien pour réhabiliter mon cérébral. Toute affirmation immédiatement retirée. Par convenance. Chaque épanchement se contient pour ne pas se griser. L’envol qui sombre dès le plus petit début de croisière. Même plus l’illusion de la désillusion, ce qu’elle modère de soulagement. Si bête, ce devait être un instant, ça a pris plus d’épaisseur que prévu. La langueur d’un temps qui frise l’ennui, qu’on divertit d’un pas grand chose et qui n’éclate jamais. Tout un désastre en retenue, qui ne s’évacue pas plus qu’il ne s’accomplit. Je ne me connaissais pas si proche de ce qu’ils nomment « déshumanisation ». »
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« Logiquement tout cela est possible. On se permet d’attendre. On somnole ses viscères. On récupère une part prédécoupée du grand gâteau la vie. Toute une activité bien rodée de stockage. Addition. Soustraction. L’ordonnancement est juste. Les comptes son bons. Une pleine vie bien complète. Jusqu’au presque bout, jusqu’à ce que le trop plein de patience ait raison de soi et que le tout s’emporte en brûlures et plaies larges. Béantes. Tout est absolument normal, pondéré comme tantôt. Pondérable. Justes les plaies qui font tâches sur le carré d’épiderme. Mais ces saletés, c’est pas du sérieux, on est seul à les pouvoir concevoir. Le carrelage est resté blanc, la bouche muette. Et tout est soigneusement explosé de l’intérieur. Une contorsion qu’on ne peut pas penser exécutable, comme faire sauter tous les soubassements et que la maison reste à sa droite place, solide, accueillante. Et muette. Prête pour ce tout petit effondrement qui se provoque un beau jour sans lendemain. Une simple gifle. C’est limpide. »
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« Dégobillé menu, je suis. »
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« Au caveau la lumière. Ténue. Démente mais peu loquace. Au caveau elle s’égare. Et ne se montre pas. S’amincissant. Se tordant sur son trait. Maintenue non-formable. Ne touchant rien qu’elle-même, dans le grand sombre du caveau, cette masse de noir qui happe la torsion de la lumière. Remplie d’elle-même, ne baignant rien, ne découvrant rien, se glissant dans son propre replet, là où elle peut se sentir sans se voir discutée. Inaltérable. Coulée en son sein. Le mince, très mince, invisible hors de lui-même, balbutiement de lumière qu’enveloppe et disparaît le noir du caveau. Deux parties d’un monde parfaitement hétérogènes, l’insolubilité du noir et de l’éclat. Qui ne se frôlent même pas. S’environnent et s’évitent, par peur sans doute. Ou bien plutôt indifférence. Non miscibles, protégés l’un de l’autre, deux idiomes exactement parallèles et, dans leur contiguïté, intraduisibles l’un par l’un. Dépourvus d’extériorité, deux ensembles gorgés de plénitude, pas le début d’un vide pour laisser passer l’étrangeté. Deux. Chaque partie. Étanche. Elle-même indénombrable. L’être partagé d’une origine à l’autre entre deux absolus dont la somme fait un monde mais qui ne peuvent se joindre. Le cordon de lumière ne dépassant jamais son trait. L’immensité d’ombre étouffante, dure, plus épaisse qu’il n’est lisible. Un nombre entier. Deux. Jamais une virgule. Pas un saut possible. Se collant l’une à l’autre mais sans l’ombre d’un transfert. À une distance irréductible. L’effrayante exactitude de la pureté. »
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« Il faudrait avoir chaud. Avoir un lieu où on aurait chaud. Pouvoir s’y recroqueviller. »
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« Le mutisme est mon art. »
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« Je me pose encore une question, si simple, élémentaire dirons nous. Pas sertie du moindre commencement d’audace. C’est une question qui vient de prime abord, qui n’est pas grave, du tout. Une question si conne qu’on oublie de lui faire jour. C’est fatigué d’interroger que je la dépose. Pas avant. Ont-ils l’air heureux parce qu’ils le sont ? Ou est-ce cette confiance qu’ils montrent en leur propre chemin qui occasionne chez moi une telle hésitation ? C’était la dernière question. »
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« On s’en sort ? Dis, on s’en sort ? Qui s’en sort ? Personne ne m’en sortira. »
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« Il me manque un « il faut ». Où es-tu toi qui as de la valeur ? Celui qui t’en donna, fut-il usurpateur ?
Peut-être ai-je découvert cette ère d’absurdité que je croyais impossible. Enfin quelque peu ridicule. Je formule mon non-sens avec des touches de noir et des grands fonds de blanc. Combien de jours à ne pas même voir mon corps ? Qu’on l’entende à tout le moins se souffrir… Sans le début d’un désir, je m’éreinte à comprendre ce pourquoi je ne veux pas. Pas d’élévation. Pas de tension. Pas de mobilisation des sens, du sens, de leurs avatars — je m’en contenterais. Ma conscience en glissade, pas un effondrement. Hanté d’une évaluation, la mienne, je ne me reconnais qu’en une négation. Reconnaissance qui n’est pas reconquête, qui n’est pas victoire sur l’ignorance, qui n’est pas encore un geste, qui ne l’est déjà plus. Je n’arpente aucune rue. Elles sont toutes entêtées de ce même disque rouge, ce disque entravé d’une même bande blanche. Des chemins sans traverse. Si je devais décrire distinctement ce qui m’arrive : je n’énonce plus rien qu’en commençant par « je ». »
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« Ecrire, c’est faire mentir mon doute. »
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« J’essayais de comprendre ce qui m’engageait là car je ne savais pas que cela ne me concernait déjà plus. De beaucoup j’étais passé ailleurs. Je me disais souffrant et j’étais déjà bien au-delà de la conscience que j’avais de la souffrance. Si seulement. Cela, ce très proche que je viens de proférer, est-ce parce que c’est un mensonge que je ne peux l’écrire qu’à l’imparfait ? »
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« J’entre dans un régime d’infra-mondanité. Je me souterrannise. M’absente, je distancie ma propre surface du monde. Si j’en voulais tenir une once de vrai, il faudrait pouvoir écrire tout cela au passif. Entre moi, moi, moi et le possible, il y a l’étanchéité de l’être, l’hermétisme coulant du souvenir, toute la forteresse que tressent les mains du bourreau, la cloison rompue aux coups de hache et qui ne cédera pas. Qui ne cédera pas. Autant avouer qu’il n’y a rien, entre je et tu, pas plus que rien, pas davantage, comprenez-vous, pas davantage. Sédentarité et malheur, on aurait dû comprendre depuis tout ce temps gâché à continuer, l’état de ce qui est aurait dû nous convaincre. Mais nous ne sommes plus hommes à être convaincus — la croyance est un luxe que seuls les immortels ont l’audace de se payer. J’ai dit nous, j’ai menti. »
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« Il va falloir que je m’habitue à un autre jeu. Celui-ci est trop sérieux. Il est d’un ennui mortel. »
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« Je perdure, dévalant et peu fier, je m’inscris dans la chute, lente, le glissement, sans à-coup, qui ne s’éboule pas mais se laisse étaler en lave amère, compacte, déjà presque durcie dans son contact à l’air, le dense étalement, retenu, et s’emportant lui-même à flanc s’obliquant, s’épuisant et toujours dévalant, une salve qui vague en d’interminables marées couvrant tout ce qui fut, le moindre brin d’herbe, tout, se dépassant lui-même dans son propre écoulement, un goût de suie, liquide abondant qui colle à la gorge et se brûle en un semblant de plaie, orgie de chute, errance sans nomadisme, mol abandon, l’être dévalé. Ce n’est même pas la première occurrence du déluge. »
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« Jusqu’à quelle erreur se remonter ? Jusqu’à quel point envisager mes raisons valables ? L’abrutissement torve, obstiné, auquel je me livre, pourquoi n’est-il plus possible de m’en vouloir sortir ? Je ne me supporte plus vacant. Me sais incapable de pouvoir. Je me vois gâtant ma simple vie, la laissant là goutter entre mes doigts. Isolé du potentiel. Et pourtant tout est bien niais, déchiffrable. Besoin d’une longue nuit dont je me réveillerais nouveau. Besoin de me départir de cette inertie à laquelle je m’arraisonne. Terriblement besoin qu’on me dise : ce que tu faisais, fais le encore. »
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« Comment ai-je pu tomber si lourd ? S’atteindre au lieu exact inverse de celui qu’on visait. Parfaitement dévitalisé. »
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« Putain. »
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« En incendiaire que son plus proche passé surprend, je considère ces cendres et pourtant, complaisant, n’ose pas trop m’en vouloir. Je vois ce que mon faire a fait. Je vois qu’on n’est pas sans conséquence, que penser est un acte et qu’un acte est de l’ordre de ce qu’ils nomment « réel ». N’ont pas forcément tort. Un bon tas de cendres. Haut et sec. Un moment. Je finis par tourner le regard, tout de même. Je tente de m’en écarter, m’éloigner du regard, du mien, de l’autre, différer le visible, le visible qu’est là tout proche et que je sens sensible, tout proche. Ça bout de réalité. C’est sourd et en même temps bouillant. Tenace comme on pourrait l’attendre. Maintenant faut sauter deux pieds joints et tenter de s’en sauver. »
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« L’écart entre sommeil et vide. Cet effacement de la main, devant la main de l’autre. L’importance d’un poids qui reste. Dessinant un peu trop lourde la minute qui vient. La joie. Et son évanouissement, précis comme l’est l’oubli, seulement imperceptible, tout pareillement à l’oubli. Une angoisse, sans peur, être de l’adulte et se voir gosse, pas mieux, pas possible de faire mieux. Les épaules rentrées, le front haut mais le menton bas. La mâchoire, coincée — vaut mieux sans doute. Le jour une pieuvre. Totalement poli, coi mais intranquille, inquiet mais non mouvant, sinon comme l’est le sable, parfois, humide et mouvant. Pas d’objet, pas de sujet. Pas d’intérieur, pas d’extérieur. Sans cosmos, l’architecte qui contemple ses dix doigts et n’agit rien, ne voit pas pour quoi il devrait le faire. Ce grand devant, ce grand derrière, qui se rejoignent. Et ça ne fait pas un cercle. »
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« Ce matin déjà, l’impossibilité s’était dissoute un peu. »