C’est l’histoire d’un homme qui décide de ne pas vivre sa vie.
C’est lu à haute voix par un type, il ne doit pas avoir vingt ans. C’est encore un garçon.
Il roule à vélo dans une grande ville qui pourrait bien être la capitale de la France, tout ça en pédalant très peu. Il ne prend que des descentes.
C’est filmé en noir et blanc. Avec travelling latéral. L’image saute régulièrement. Ce n’est pas vraiment très fluide.
Il fait des détours pour que ça dure plus longtemps que nécessaire. Il s’arrange également pour ne pas prendre de route trop pentue, toujours afin de pouvoir se laisser rouler le plus longtemps possible.
On peut dire qu’il est vraiment très désabusé. C’est aussi pour cela qu’il ne fait pas trop d’efforts, en pédalant. Il ne se met même pas en position de recherche de vitesse.
La chaussée n’est pas tout à fait en très bon état.
Il sort d’un cinéma où il est allé voir un film en noir et blanc avec une jeune femme de son âge qui se prostitue et le film s’appelle Vivre sa vie. En sortant de la salle, il a été assez déçu de voir qu’il y avait de la couleur. En plus la musique s’est arrêtée. Cela n’a rien arrangé. Cela et d’autres choses l’ont fortement incité à prendre sa décision.
Des vélos et des bus et des taxis vont beaucoup plus vite que lui. Il gène un peu. Il se dit qu’il achèterait bien un livre mais qu’il faudrait qu’il y ait le noir et blanc et la musique et qu’on se dise que c’était les Trente Glorieuses, ce qui fait qu’il ne sait pas vraiment lequel il pourrait acheter, ni même si ce livre existe.
Il se dit qu’il voudrait oublier tous les mots, aussi.
Le ciel n’est pas gris mais blanc. L’air n’est pas pur du tout et ne sent pas très bon. Mais il ne fait plus si froid.
Comme il double un bus à l’arrêt par la gauche, il regarde son reflet sur la vitre mais il ne se voit pas. Il voit une jeune fille assise dont la tête est appuyée contre la vitre et qui écoute de la musique. Peut-être qu’elle est jolie. Elle ne le voit pas. Il continue de doubler, sinon peut-être qu’il se serait arrêté. Pour voir, un peu plus longtemps.
Il n’y a pas vraiment de vent. Sur le vélo, ses cheveux sont suffisamment longs, on s’en apercevrait vite, s’il y avait du vent. Et puis ça donnerait une impression de vitesse, ce qui n’est pas du tout recherché. Il fait plutôt en sorte de se laisser rouler lentement.
La voix doit dire : « c’est 17h30 », aussi mal dit que ça. C’est un jour de fin d’hiver.
À un moment précis, il ne se passe rien.
Quand il ralentit pour se faufiler entre les piétons au passage clouté, il en fixe quelques uns bien dans les yeux, surtout des femmes. Ça ne coûte rien et c’est sans conséquence. De temps en temps il découvre que certaines d’entre elles sont charmantes.
Il ne fume pas. Parce qu’il est à vélo, c’est compliqué. De toute façon il n’a pas de cigarette, même s’il se permet d’en demander parfois à des amis qui en ont et qui lui en donnent toujours. Par amitié. Mais lui ne fume jamais seul.
Quelques mètres plus haut, une voiture a klaxonné et il l’a pris pour lui, sans qu’il sache tellement pourquoi. Il a fait un geste de la tête vers l’arrière et a continué tout droit en serrant un peu sur la droite de la route. Tout a eu l’air de se calmer.
Il y a un fond sonore très bruyant et puis pas très bien choisi.
Sans doute il se demande où il se rend.
Le brouhaha, ce sont des bruits de la ville rejoués artificiellement en studio. On n’entend aucune musique, ça sert à rendre la chose plus réaliste. Mais ça ne parvient pas vraiment à produire des effets sonores plus intéressants. Ça fait un peu gadget comme trouvaille.
S’il n’y a personne dans sa voie, il fait des zigzags avec son vélo, on dirait qu’il se laisse porter. C’est très agréable, beaucoup plus que le brouhaha.
Il ne sait pas siffler alors il ne siffle pas.
À cette heure de la journée, les passants sont nombreux dans la ville. Ils marchent parfois par paires mais souvent on dirait bien qu’ils sont seuls.
Ce qui n’est pas mal fait, c’est que la pellicule saute quand il y a un trop gros accroc sur la route. Avec des plus petits, on voit seulement de courtes taches, comme du papier brûlé. Comme ça, il apparaît et disparaît régulièrement ou bien il se trouve simplement caché par un amas noir. Ça, plus la lenteur, le son, le noir et blanc, ça donne un effet chaotique, on a l’étrange sensation d’avoir du gravier dans la bouche.
Parfois il prend à droite mais il sait que c’est déjà une erreur : la rue est biscornue et ne l’accueille pas exactement comme il l’aurait souhaité. Prendre à gauche n’est pas non plus un meilleur moyen de s’en sortir. Seulement un autre. Encore une fois, le critère principal, c’est le dénivelé. L’erreur, c’est son excès ou son manque. C’est assez rare qu’il ne se trompe pas.
Une affiche publicitaire semble très convaincante au sujet du désir susceptible d’être provoqué par un certain parfum. Ça ne le fait pas s’arrêter pour autant.
Il songe un peu désorienté à des choses qui doivent se passer dans sa vie quand il sera descendu du vélo, ce qu’il hésite à faire. Il ne voit pas d’inconvénient à tout attendre sans se presser. À laisser venir.
C’est aussi pour ça qu’il n’a vu qu’un instant trop tard qu’un camion déboulait à toute vitesse en diagonale. La caméra, elle, ne s’arrête pas de rouler. Le bruit de la ville est peut-être plus assourdissant encore qu’auparavant. C’est tout de même intolérable.