On n’a pas vu une fleur épanouie depuis des mois, peut-être même des années. Une couronne de pétales humides, un cœur gonflé de pollen, chaud de pollen, ruisselant de pollen, des traces de terre encore trempée, salissant des racines à la tête. Ce n’est pas du simple nymphéa de musée dont on parle, pas de ces touches de pigments éparses seulement durcies par le temps et l’effort. Pas davantage de bouquets bien choisis de fleuriste courtois. Pas de ces imprimés dont on couvrirait un pull pour le vendre au prix du marché. Mais de la fleur plantée dans le sol. De la couleur à même le ras de la boue, en pleine lumière brûlante tombant en pluie du ciel. On n’a pas vu ça. On n’a pas vu cet éclatement, cette vie qui rampe et se montre sans seulement le vouloir, trouée de ronces, de haies ou de bruyère, à juste hauteur des doigts d’un gosse jouant à s’enlaidir. L’ouverture d’un bourgeon, délivrance des arômes. Combien de printemps qu’on ne l’a pas vu ? On l’aurait presque oublié.
Sommeillant, continuant. Déballé en faune urbaine, se reposant à l’aura du lampadaire, puis de son suivant, de flaque de clarté en clarté de flaque, craignant l’abysse les séparant, à chaque escale un peu plus hésitant, cette peur de ne pas atteindre la suivante pourtant pas si lointaine. Vie nocturne. Depuis longtemps. Quadrillée en coins de rue, échoppes et postes téléphoniques vétustes. Qui s’arpente sans le temps pour comprendre. Glisse et furète, court serrant à la corde autant qu’il est possible, traverse la voie au plein milieu du rien, pas trop contempler pour ne pas sentir le danger, son cri, qu’on entend parfois. Toute traverse prend le tour d’une évasion : limiter les intermédiaires, voisiner l’invisible, col du caban remonté aux yeux, chapeau baissé jusqu’à la ligne des sourcils avec son bord qui joint la parallèle du nez. Volonté et organes coordonnés. D’un point à un autre, sans détour. S’en tenir exactement à ce que l’écran indique. Gauche. Droite. Au bon moment. Et éviter de lever le regard. Toujours filant droit et précis, pas extravagant. S’il le faut jouer des coudes, faire son trou juste dans le bout de gras de la masse. Jamais la contourner. Jamais. Perforer.
Nuit noire où toutes étoiles sont noires. Du béton au béton. Noir. La ville lavée de noir, suie qu’aurait dévalé de la gueule du ciel, étalée à pans de ces murs comme peints dans leur plus sombre artifice, coulée sans roche, sans morceau, épaisse et unifiée, qui s’épand, s’épand, continuera de le faire. Lourd drap déposé sur la ville. Au début provisoire. Puis malignement cloué dans le sol pour éviter qu’on le souffle. Cette ombre, cloison mate qui enterra tout le reste et consomma, à petit feu, les resquillages possibles. Les hommes expropriés de la lueur du jour et qui s’en tiennent à ce qu’on veut bien leur laisser. Cette nuit plus effarante que toutes parce que sans jour avec lequel se donner la réplique. Bon nombre se souviennent de ce que ça voulait dire, « aube », mais pour les autres c’est comme une couleur jamais vue, invisible même du gros œil qu’on a dans la tête, une foi éteinte et qu’on ne peut pas faire plus que savoir, certainement pas vivre. Plus de matinée, plus de jour qui se lève, plus d’astre solaire, plus même de chant du coq. Comprenez. Même plus de virée nocturne. Le grand sombre a chuté sur la terre, déséquilibré par la fuite de son frère lumineux. Il a perdu jusqu’à même ce qu’il pouvait contenir d’excitant, de mystérieux, cet espace de transgression offrant l’opacité que nécessiterait une dispersion hors la clarté souveraine. S’y pouvaient choquer des mondes que rien n’aurait prédis. La mine du globe possédait encore son envers, lieu affranchi et toujours à conquérir, à digérer dans la continuité du civilisé. La nuit. Ce qu’ignorait le planificateur, c’était que celle-ci allait tout absorber et réduire à son uniformité — son uniformité à elle.